Entretien Alfred Grosser dans le journal Le Monde

Voici un entretien, que Alfred Grosser*, grand spécialiste des relations franco-allemandes, avait accordé au journal Le Monde, au début de la coupe du monde, le 10 juin dernier.

Eternel football dans une Allemagne changeante
LE MONDE | 10.06.06

Pour ce politologue, spécialiste des relations entre la France et l’Allemagne, le Mondial 2006 est « une occasion de joie dans un pays qui ne rit jamais ». Il souhaite qu’aucun des deux ne gagne : « Cela nous évitera la tentation de nous surestimer ».

Pourquoi le football déchaîne-t-il les passions en Allemagne ?

Depuis un demi-siècle, le football allemand n’a cessé d’être un objet de passions à l’intérieur et de respect à l’extérieur. Mais, selon les sondages, la Coupe du monde laisse la moitié de la population indifférente, surtout chez les femmes. D’autres dénoncent l’aspect mercantile de la manifestation. Ça n’a pas empêché Angela Merkel de recevoir toute l’équipe allemande à la chancellerie avant le début de la compétition et ça n’empêche pas tout le monde d’espérer une finale Allemagne-Brésil. Pour ma part, je souhaite que l’Allemagne et la France perdent. Cela nous évitera la tentation de nous surestimer. Cela dit, c’est une occasion de joie dans un pays qui ne rit jamais. Au soir des dernières élections parlementaires, en septembre 2005, les Allemands auraient dû se réjouir de l’écrasement de l’extrême droite. Or il ne s’est rien passé.

Pourquoi ?

Les Allemands ont tendance à se plaindre. Ils regardent la France et ils l’envient, comme s’il y avait de quoi ! Nous avons tout de même des points communs. Par exemple les scandales dans les affaires. Ici nous avons le scandale Zacharias (le président de Vinci qui a été contraint à la démission). En Allemagne, le président du directoire de la Deutsche Bank, Josef Ackermann, va repasser devant les juges pour s’être enrichi, lui et d’autres, à l’occasion de la vente dans des conditions douteuses de l’entreprise Mannesmann.

Tout le monde est d’accord pour dire que Gerhard Schröder est épouvantable et pour trouver scandaleux qu’il ait, à peine quittée la chancellerie, accepté la présidence d’un groupe russe dont le directeur général est un ami de Poutine et un ancien membre de la Stasi (la police secrète est-allemande).

L’Allemagne a pourtant été saisie d’une bouffée d’optimisme au lendemain des élections.

La politique extérieure d’Angela Merkel est l’objet d’une large approbation. Comme François Mitterrand parlait d’Andreï Sakharov au Kremlin, elle reçoit l’opposition quand elle est à Moscou. D’autre part, ce qu’on appelle en Allemagne die Wirtschaft - ce mot n’a pas d’équivalent en français, c’est plus que « les milieux économiques » - a salué l’arrivée de la grande coalition des chrétiens-démocrates et des sociaux-démocrates.

Toutefois, les succès de Mme Merkel en politique étrangère risquent d’être gâchés par les blocages internes : comment lutter à la fois contre l’endettement et contre le chômage ? Le gouvernement essaie de réduire le déficit en augmentant la TVA. La consommation est repartie, mais les économistes sont partagés sur la cause. Certains pensent qu’il s’agit d’achats d’anticipation avant la hausse de la TVA, le 1er janvier 2007, d’autres croient à une vraie reprise.

Un politologue allemand estime qu’avec le nouveau gouvernement la diplomatie est passée du postmodernisme d’Habermas à la Realpolitik de Bismarck.

C’est faux. C’était M. Schröder le représentant de la Realpolitik. Mme Merkel parle de valeurs à Moscou comme à Washington. Demandez-vous pourquoi la Pologne a viré à droite. Une des réponses, pas la seule, mais un des éléments d’explication, s’appelle Chirac-Schröder-Steinbach. Chirac et Schröder parce qu’ils ont voulu s’entendre avec Poutine par-dessus la tête des Polonais. Erika Steinbach, la présidente de l’Association allemande des réfugiés, parce qu’elle veut ériger un centre sur les expulsions à Berlin, pour honorer les Allemands qui ont été chassés de Pologne, de Prusse orientale ou des Sudètes, après la seconde guerre mondiale. Je dois à la vérité de dire qu’il y a actuellement au Musée historique de Berlin une remarquable exposition sur l’histoire des expulsions et des déportations. Elle montre qu’elles n’ont pas commencé avec les Allemands.

Le nouveau ministre de l’intérieur, Wolfgang Schäuble, a convaincu ses collègues français, russe et espagnol d’accepter le ministre de l’intérieur polonais aux réunions quadripartites qu’ils avaient l’habitude de tenir. Ce dernier était d’abord très agressif, mais les angles ont été arrondis. Il n’en demeure pas moins que les nouveaux pays membres de l’Union souffrent d’un déficit de considération.

L’Allemagne avait déjà accueilli la Coupe du monde en 1974. Quelle différence avec l’Allemagne d’aujourd’hui ?

Entre-temps, l’Allemagne a été réunifiée. Elle forme avec la France une communauté délinquante en Europe en ne respectant pas les règles du pacte de stabilité, mais l’Allemagne a l’excuse de la réunification que la France n’a pas. Pour autant, l’unification n’est pas accomplie. Les Allemands de l’Est et de l’Ouest vivent toujours des histoires séparées.

Contrairement à la crainte - que je n’ai jamais partagée -, l’Allemagne réunifiée n’est pas devenue surpuissante. La réunification est une faiblesse. Helmut Kohl a commis l’erreur inévitable d’augmenter les salaires et les pensions à l’Est et de permettre un taux de change d’un mark-est pour un mark-ouest, car aujourd’hui il est plus intéressant d’investir en Hongrie qu’en Allemagne de l’Est.

Je dis aux Allemands de l’Ouest qu’il est normal de payer pour ceux qui ont été privés de liberté pendant quarante ans et aux Allemands de l’Est qu’ils sont les plus avantagés de l’ancien bloc soviétique. Ni les uns ni les autres ne sont contents.

Autre changement : la capitale est revenue à Berlin. La République de Berlin est-elle différente de la République de Bonn ?

La démocratie de Bonn est à Berlin. C’est comme entre 1918 et 1933, le gouvernement et le Parlement allemands n’ont pratiquement jamais siégé à Weimar, et pourtant on parlait de la République de Weimar… Dans le discours que j’ai prononcé lors de la dernière session du Bundestag (la Chambre des députés) à Bonn, j’ai dit : Bonn bleibt Bonn auch in Berlin (« Bonn reste Bonn, même à Berlin »). L’Allemagne fédérale demeure une exception en Europe parce qu’elle n’a pas été fondée en 1949 sur une nation, mais sur des valeurs, contre le nazisme et contre le communisme. La réunification est le premier élargissement à l’Est de l’Europe de la liberté. C’était bien que François Mitterrand et Helmut Kohl se soient donné la main à Verdun, mais j’aurais préféré qu’ils le fassent à Dachau. Aussi n’ai-je jamais parlé de réconciliation franco-allemande. Quand je suis retourné à Francfort en 1947, pour la première fois depuis que je l’avais quittée avec ma famille en 1933, j’ai rencontré le maire de la ville. Il sortait du camp de Buchenwald. Je n’avais pas besoin de me réconcilier avec lui.

L’Allemagne est-elle devenue un pays « normal » ?

Chaque pays est autre. L’Allemagne est doublement autre que les autres, à cause de la réunification et à cause du fait qu’elle a Hitler dans son passé.

Il semble qu’à toute occasion les problèmes qu’on croyait résolus ou refoulés ressurgissent.

Les problèmes ont été renforcés par le non français au référendum. En Allemagne, on trouve des gens qui se demandent à quoi sert l’Europe. Pourquoi en tant qu’Allemands devrions-nous nous conduire différemment des Français ? Les Français se disent européens, mais ils vendent leur Bourse à New York et leur sidérurgie à Moscou.

Je faisais aussi allusion à des questions posées au moment de la Coupe du monde de football : faut-il que l’armée intervienne pour maintenir l’ordre, si nécessaire, alors que c’est, jusqu’à maintenant, interdit par la Constitution ?

L’Allemagne est terriblement un Etat de droit. Le grand problème, c’est que le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a tendance à limiter les droits de la police pour protéger les droits des citoyens, « sauf danger imminent prouvé ». Quand ce sera le cas, ce sera sans doute trop tard. Le Tribunal vient de juger inconstitutionnel le fait d’abattre un avion qui se précipiterait sur une ville. Ce qui ne veut pas dire que la décision ne serait pas prise in fine si la menace se vérifiait.

En 1977, au moment de l’enlèvement du patron des patrons allemands, qui a été assassiné par la bande à Baader, la famille avait demandé au Tribunal constitutionnel d’enjoindre au chancelier Schmidt de payer la rançon exigée par les ravisseurs. Le Tribunal avait décidé qu’il ne s’agissait pas là d’une décision juridique, mais politique, qui n’était donc pas de son ressort.

Je pensais aussi aux manifestations de néonazis et aux actes racistes qui menacent les équipes ou les supporteurs étrangers.

Il faut faire une différence entre la violence en France et en Allemagne. La violence sociale est en France plus grande qu’en Allemagne, où la violence physique, surtout à l’Est, est plus répandue qu’en France. Outre-Rhin, il n’y a pas d’électeurs néonazis, mais il y a des violences néonazies ou racistes. En France, c’est une négation de l’Etat de droit ; en Allemagne, ce sont des crimes individuels ou collectifs, mais pas une violence sociale, au sens où des groupes institutionnalisés emploient la manière forte pour faire aboutir leurs revendications.

L’Allemagne et la France sont confrontées à des problèmes d’immigration comparables.

Les quartiers turcs de Berlin sont plus tranquilles que nos banlieues parce que nos jeunes sont français et ressentent donc plus la discrimination. Ils sont arabes et se sentent plus solidaires des Palestiniens. Cela dit, le gouvernement allemand cherche à faire comme le gouvernement français, à susciter des représentants de la communauté musulmane qui puissent être des interlocuteurs, à former en Allemagne des imams qui parlent allemand et à construire des mosquées avec de l’argent qui ne vienne pas d’Arabie saoudite ou du Koweït.

Propos recueillis par Daniel Vernet
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* Alfred Grosser est né en 1925 à Francfort. Il habite en France depuis de nombreuses années. Professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Paris, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’Allemagne.