Kleist et la France
La France a joué un rôle non négligeable dans la vie d’Heinrich von Kleist bien qu’il fût originaire de Francfort-sur-l’Oder, en Prusse, dans l’est de l’Allemagne. L’écrivain y séjourna plusieurs fois. Il admira Rousseau. Mais il fut surtout un adversaire acharné de Napoléon.
Le Prince de Hombourg, Penthésilée, La Marquise d’O…, La cruche cassée… La France a, comme l’Allemagne, mis du temps à s’intéresser aux œuvres d’Heinrich von Kleist (1777-1811). Mais ce ne fut que pour mieux reconnaître son exceptionnel talent. Au XXe siècle, les plus grands ont ainsi porté ses drames à la scène ou ses récits à l’écran. Gérard Philipe a incarné le Prince de Hombourg au Festival d’Avignon en 1951. Et, aujourd’hui, les pièces de Kleist sont jouées régulièrement sur toutes les scènes de France.
Cette consécration tardive rend justice au génie de l’écrivain. Mais elle peut nous faire oublier les relations – parfois houleuses – que Kleist entretenait avec la France. Issu d’une famille de la grande aristocratie de Prusse, orphelin puis soldat dès l’adolescence, l’écrivain fut, de ce point de vue, l’enfant tourmenté d’une époque mouvementée.
La première rencontre de Kleist avec la France date de 1792. L’adolescent de quinze ans vient de perdre, en l’espace de quatre ans, ses deux parents. L’armée prussienne entre en guerre contre la France révolutionnaire. Caporal dans le régiment de la garde, Kleist est envoyé sur le Rhin. Mais, loin de trouver sa vocation dans le métier des armes, il appelle de ses vœux le retour de la paix.
Ceux-ci seront exaucés avec la paix de Bâle, en avril 1795, qui voit la Prusse se retirer du conflit. Kleist quitte l’armée, entreprend des études, se fiance et débute sans enthousiasme une carrière dans l’administration.
Admirateur de Rousseau
En 1801, Kleist a vingt-quatre ans. La lecture de Kant provoque un tournant majeur dans son existence. Il remet en doute la possibilité d’une connaissance objective. Cette « crise kantienne » le porte vers Rousseau et vers une philosophie axée sur le sentiment. Il croit y trouver le fondement stable que la raison ne lui offre plus. Il se met à voyager et séjourne, en particulier, à Paris. Bientôt, il va même beaucoup plus loin et envisage de mener, fidèle aux idéaux de retour à la nature, une vie de simple paysan en Suisse avec sa fiancée, Wilhelmine von Zenge. Il s’installe à Thoune, près de Berne. Wilhelmine rompt les fiançailles.
C’est alors que commence réellement l’activité littéraire du jeune Kleist. De retour en Allemagne, il est repéré par l’écrivain Christoph Martin Wieland et déménage à Oßmannstadt, près de Weimar, puis à Dresde. Bientôt, il reprend cependant la route pour la Suisse et la France. À la fin de 1804, son séjour à Boulogne-sur-Mer est à nouveau marqué par une profonde crise. Effondré sur les plans physique et psychique, Kleist pense – déjà – au suicide.
Ennemi de Napoléon
Sa vie bascule quelques mois plus tard, en octobre 1806. Napoléon met la Prusse à genoux à Iéna. Il entre dans Berlin, et l’occupe. Kleist, lui, est trouvé cheminant derrière les lignes françaises et accusé d’espionnage. Il est fait prisonnier et envoyé en France, où il passera six mois en captivité, au fort de Joux, puis à Châlons-sur-Marne. Pendant ce temps paraît en Allemagne sa pièce Amphitryon, inspirée de Molière.
Kleist est libéré en juillet 1807, après la paix de Tilsit. Et il n’a pas de mots assez durs pour s’opposer à Napoléon. Il exprime cette détestation dans son drame La Bataille d’Arminius, qui paraît en 1808, ainsi que dans des revues qu’il publie. En 1809, la défaite des Autrichiens à Wagram contre les Français achève sans doute ses derniers espoirs. Kleist, dont l’existence aura ressemblé à une succession de crises, se suicidera deux ans plus tard, le 21 novembre 1811, au bord du lac de Wannsee, près de Berlin, aux côtés d’Henriette Vogel. Il y a exactement 200 ans.