En 1965, Yclâl Yücetürk et son mari décident de partir ensemble pour l’Allemagne en tant que « travailleurs invités » (Gastarbeiter). Cependant, seule la jeune femme obtient un visa. Elle part alors s’installer dans ce pays étranger afin d’offrir à sa famille un avenir meilleur. Aujourd’hui, Yclâl a 70 ans et trois petits-enfants. Elle raconte son histoire.
En 1965, Yclâl arrive à Iserlohn, ville industrielle de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Elle accepte un travail à la chaîne. L’expérience est pénible non seulement physiquement, mais aussi psychologiquement. Sa famille lui manque, en particulier ses deux enfants, âgés de cinq et six ans, restés en Turquie chez son mari et ses beaux-parents. « C’était dur, très dur », se remémore-t-elle. « Ma belle-mère était très en colère qu’une jeune femme de 22 ans parte seule à l’étranger. Quand j’ai quitté la maison, elle m’a jeté une pierre. »
Yclâl loge dans un foyer d’accueil avec une trentaine d’autres Turques. Au départ, elle est très intimidée. « Je n’osais même pas aller faire mes courses », rapporte‑t‑elle. Pourtant, elle parlait un peu mieux l’allemand que la plupart des autres travailleurs invités. « Le quotidien [turc] Hürriyet publiait à l’époque des phrases toutes faites à l’intention des gens qui voulaient aller travailler en Allemagne, et ma mère les avait apprises », précise sa fille, Meral. On faisait donc souvent appel à Yclâl pour traduire.
La famille réunie
Un beau jour, Yclâl réunit suffisamment d’argent pour envoyer un billet d’avion à son mari. Il la rejoint, mais en train. Et il n’est pas seul. Il vient attendre sa femme à la sortie de l’usine avec leurs enfants. « Entretemps, la grand-mère était morte », raconte Meral. « Mon père l’avait caché à ma mère pour éviter de l’inquiéter. Mais, à la maison, il n’y avait plus personne pour s’occuper de moi et de mon petit frère. »
La famille loue une chambre meublée avec deux lits. Le loyer est élevé : « Presque toute ma paie y passait », se souvient Yclâl. Entretemps, son mari doit retourner en Turquie, car son visa touristique a expiré. Heureusement, la propriétaire allemande lui trouve un travail dans une usine de cendriers locale. Il était temps : Yclâl Yücetürk est enceinte de leur troisième enfant. « J’étais seule et devais m’occuper de tout, par exemple de l’école pour les deux grands. » Leur fils est souvent malade et très agité. La petite Meral, en revanche, s’adapte parfaitement à sa nouvelle vie. « J’ai appris l’allemand très vite », explique-t-elle. « À l’école, il y avait peu d’enfants turcs. » Bientôt, elle maîtrise si bien la langue de Goethe qu’elle accompagne ses parents dans les administrations et chez le médecin pour les aider à se faire comprendre.
L’atelier de couture
Quand son père, couturier de formation, quitte l’usine pour créer son propre atelier, Meral, du haut de ses huit ans, court les administrations à ses côtés. « Mon père a été l’un des premiers à obtenir l’autorisation requise », relate-t-elle. Sa mère décide de se joindre à lui. La famille s’installe dans l’arrière-boutique du petit commerce et souffre de la promiscuité. La machine à coudre reste allumée une bonne partie de la nuit. Yclâl commence à regretter les quatre pièces qu’elle occupait en Turquie. « Je me suis souvent demandé pourquoi nous étions venus en Allemagne », reconnaît-elle. Cependant, les affaires marchent bien. Les Yücetürk fidélisent rapidement leur clientèle. En 1970, ils déménagent pour Dortmund-Hörde, s’installent dans un deux-pièces et diversifient leurs activités.
En 1974, Meral commence un apprentissage dans une pharmacie du nord de la ville, où habitent de nombreux immigrés. « Mon supérieur m’avait embauchée uniquement parce que je parlais turc », affirme-t-elle. « Mais il ne l’a pas regretté, car il était très satisfait de mon travail. » À la fin de son apprentissage, elle suit une formation d’assistante en pharmacie. Elle sera la première diplômée turque de son école. Meral, qui a entretemps fondé sa propre famille, retrouve la pharmacie du nord de la ville. Elle y travaille maintenant depuis 37 ans.
Sa mère, Yclâl Yücetürk, l’aide à s’occuper de ses enfants tout en continuant à gérer le commerce familial, qui ne désemplit pas. « Comme les gens n’arrivaient pas à prononcer mon nom, tout le monde m’appelait Jutta », raconte-t-elle en riant. Yclâl se fait un nom dans le milieu des travestis, pour qui elle coud de nombreux costumes. « Cela ne me posait aucun problème », précise-t-elle. « Je les considérais comme mes enfants ».
Priorité à l’éducation
Si Meral ne retourne en Turquie que pour les vacances en famille, sa petite sœur Gönül, née en Allemagne, part s’installer à Izmir pour faire plaisir à son mari. « Mais ce n’était pas mon monde », se remémore-t-elle. « Je me sens plus chez moi ici que là-bas. » Au bout d’un an, la famille revient en Allemagne.
Les deux sœurs veillent à ce que leurs enfants fréquentent de bons établissements scolaires. Aylin, la fille de Meral, est inscrite dans la meilleure école de la ville. « Quand je suis entrée au CM2, il n’y avait qu’une seule autre Turque, qui était en Terminale », raconte Aylin. L’adolescente jouit des mêmes libertés que ses amies allemandes. « J’ai eu le droit d’aller en boîte de nuit dès l’âge de seize ans. » Cependant, à la fin de ses études, elle a l’impression d’être pénalisée par ses origines pour la recherche de son premier emploi. « Quand on porte un nom étranger, on doit envoyer plus de candidatures qu’avec un nom allemand », estime la jeune fille, aujourd’hui âgée de 28 ans. Aylin a fini par trouver son bonheur dans une agence média. « J’ai toujours voulu exercer dans ce domaine », confie-t-elle.
Entretemps, la famille a été confrontée à divers coups du sort, notamment à la mort et à la maladie. Yclâl Yücetürk, qui a subi une grave crise cardiaque, vit tour à tour chez ses deux filles. Néanmoins, la famille ne s’est jamais départie de son optimisme. Un héritage maternel, estime Gönül : « Elle nous a légué son courage. » Aucune des femmes des trois générations n’a jamais porté le voile. « Ma mère ne le portait déjà pas », précise Yclâl. « Pourquoi le devrais-je ? »