Le projet des frères Heck
Le contexte idéologique
Dès l’origine, le romantisme allemand a exalté la nature, souvent dans sa variante primitive et inchangée. Klopstock (1724-1803), qui a influencé les premiers romantiques, a ainsi magnifié la vieille Germanie. Très tôt, cette vision de la nature primitive a été liée à un certain nationalisme allemand. Klopstock est ainsi aussi considéré comme un des pères de la théorie de l’État-nation.
Cette vision de la nature n’est pas forcément conservatrice. Le même Klopstock fut ainsi un partisan de la Révolution française qu’il qualifie d’« acte le plus noble du siècle ». Au cours du XIXe siècle, ce courant exaltant la nature sauvage, opposé à la rationalisation de celle-ci née de l’industrialisation, est cependant assez fermement lié aux mouvements nationalistes allemands, de gauche ou de droite.
On peut lire dans cette vision romantique une des bases de la sensibilité de l’actuelle société allemande aux questions d’environnement. C’est ainsi en Allemagne qu’est apparu le premier parti écologiste représenté au parlement, au début des années 1980, Die Grünen. C’est aussi en Allemagne et aux Pays-Bas que l’aurochs de Heck suscite le plus d’intérêts.
« À cette époque [entre les deux guerres], la reconstruction des espèces disparues était un sujet sur lequel travaillaient de nombreux naturalistes. [...] Les projets de diverses expériences ont fait l'objet de discussion à Vienne, en Allemagne et en Pologne. Outre le fait qu'il existait une volonté de rétablir cette espèce dans la nature, les autres motivations de la reconstruction étaient très variées. Heck pensait démontrer que deux espèces de bœufs sauvages d'Europe existaient (plusieurs naturalistes mettaient en doute l'existence de l'aurochs en tant que bonne espèce) et qu'elles pouvaient vivre l'une à côté de l'autre. Le professeur Adametz de l'École naturaliste autrichienne voulait « reconstruire » l'aurochs pour découvrir les relations entre les deux espèces, le grand Bos primigenius [...] et le petit aurochs aux pieds courts Bos europaeus brachyceros [...] Tadeusz Vetualani (l'auteur de la « reconstruction du tarpan ») désirait également « reconstruire » l'aurochs pour expliquer l'origine des diverses races bovines. »
À partir de 1936, Tadeusz Vetualani, un scientifique polonais a « reconstitué » une race équine ressemblant aux anciens chevaux sauvages européens tarpans disparus à la fin du XIXe siècle. Vetualani a travaillé à partir de poneys polonais supposés descendre d’un mélange de chevaux domestiques et de tarpans. Son travail a donné naissance à la race « Konik Polski », très proche physiquement des tarpans originels. Les frères Heck mèneront leur propre projet de « reconstitution » du tarpan, et des « chevaux de Heck » existent encore aujourd’hui.
L’Allemagne de l’entre-deux-guerres fut aussi très impliquée dans la préservation d’un autre animal emblématique de l’ancienne Europe, le bison d’Europe (Bison Bonasus). En août 1923, peu après la disparition des derniers animaux vivant en liberté, la « société internationale pour la protection du bison d’Europe » est en effet créée pour assurer la survie de l’animal. Seize pays sont à l’époque représentés, organisant des échanges de reproducteurs afin d’éviter la consanguinité et d’augmenter la population vivant en captivité. Un European Bison Pedigree Book (EBPB) (« livre des pedigrees du bison d’Europe ») est mis en place pour suivre les lignées et c’est l’Allemagne qui en est la gestionnaire jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Un des frères Heck deviendra d’ailleurs également le président de « société internationale pour la protection du Bison d’Europe » en 1938.
Les allemands relâcheront des aurochs de Heck « tout d’abord dans les forêts de Prusse-Orientale et puis dans la Pologne occupée par l’armée nazie dans la forêt de Bialowieza ». Des bisons seront également relâchés dans cette forêt. Les aurochs de Heck relâchés ne semblent pas avoir survécu à la guerre ou à leur contact avec la nature sauvage.
Les frères Heck agissent donc dans un contexte où les idées de préservation et de restauration de la nature de l’ancienne Germanie ou de l’ancienne Europe (tarpans, bisons d’Europe, aurochs) sont assez répandues. Lorsqu’ils commencent leurs croisements au début des années 1920, le nazisme est encore marginal. Lorsqu’ils les terminent en 1934, le nazisme vient juste d’arriver au pouvoir (1933). Le projet des frères Heck n’est donc pas en lui-même un « projet nazi » comme le lui reprochent certains. Il s’agit d’un projet privé qui s’inscrit dans un contexte idéologique plus large de défense d’une nature non modifiée par l’homme, défense qui apparaît dès le XVIIIe siècle dans le pré-romantisme allemand et qui subsiste aujourd’hui dans les réserves intégrales des Pays-Bas où l’aurochs-reconstitué est largement présent.
Les frères Heck étaient proches des nazis : ils ont occupé des postes de responsabilité dans les institutions du Troisième Reich, en particulier Lutz Heck qui fut accusé de crime de guerre, et leur projet, comme celui du sauvetage du bison, s’inscrivait sans heurt dans l’idéologie de l’époque. Mais des groupes d’orientations idéologiques très différentes se les sont appropriés dans l’après Seconde Guerre mondiale.