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« Le Temps du coeur. Correspondance », d’Ingeborg Bachmann et Paul Celan : lettres d’amour en Poésie.
Ils se rencontrent un jour de mai 1948, à Vienne, chez le peintre Edgar Jené. Le poète Paul Celan a 27 ans, il arrive de Roumanie. Banni, il a survécu à l’internement et a perdu son père et sa mère dans les camps. La poétesse Ingeborg Bachmann en a 21. Perdue, elle arrive de Carinthie, où son père fut dès la première heure un membre actif du parti nazi. Ils se promènent dans la ville dévastée tels deux errants ensorcelés.
Pour Ingeborg Bachmann, qui a conscience de vivre « parmi les fous et les assassins », leur histoire ressemble à un conte. Elle rêve d’un château pour cet étranger au manteau noir, qui l’ensevelit sous les pavots et lui fait don du premier poème qui ouvre leur correspondance : « Tu orneras l’étrangère à tes côtés pour qu’elle soit la plus belle. » Pour Celan, l’étrangère aux cheveux nuage est « la justification de la parole », l’autre dont ont besoin ses poèmes, les yeux qui se ferment à hauteur de bouche. Des années après, il lui écrira : « Tu étais, quand je t’ai rencontrée, les deux pour moi : le sensuel et le spirituel. C’est à jamais inséparable, Ingeborg. »
Entre Paris, où Paul Celan est rapidement venu s’installer, et Vienne, où Ingeborg Bachmann échouera à le rejoindre, ils s’envoient des cartes postales, des télégrammes : « Je pense à toi. » Paul Celan glisse des poèmes manuscrits dans ses lettres : « Lis, Ingeborg, lis : pour toi, Ingeborg, pour toi. » Mais, très vite, les lettres s’espacent. Ingelborg Bachmann sent l’inéluctable. Elle rêve d’un bateau qui empêcherait Paul Celan de s’éloigner vers le large. La correspondance se troue, se résume parfois à un simple : « Ecris-moi. »[/i]
En 1952, Paul Celan épouse Gisèle de Lestrange et publie l’année suivante Pavot et Mémoire, recueil constitué en une grande partie des poèmes qu’il a offerts à Bachmann et qu’il lui envoie avec cette dédicace : « Pour Ingeborg. Une petite cruche de bleuité. » Quelques mois plus tard, c’est au tour d’Ingeborg Bachmann, nouvelle étoile montante, de lui envoyer son premier recueil, Le Temps en sursis : « Pour Paul - échangés pour être consolés ». Un dialogue d’une autre nature s’instaure dès lors entre les deux poètes, au bord du silence, par oeuvre interposée. Conversation muette, dialogue imaginaire, dont la correspondance établit en creux la trace et qui se poursuivra par-delà le suicide de Paul Celan en 1970 jusqu’à la mort d’Ingelborg Bachmann en 1973.
LE TEMPS DU COEUR. CORRESPONDANCE d’Ingeborg Bachmann et Paul Celan. Traduit de l’allemand par Bertrand Badiou. Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 424 p., 30 €.
lemonde.fr/livres/article/20 … _3260.html
Sur Paul Celan :
[i]Paul Celan (1920 – 1970) est un poète et traducteur roumain de langue allemande, né au sein d’une famille juive allemande en Roumanie et naturalisé français le 8 juillet 1955. C’est peut être le plus grand poète de langue allemande de l’après-guerre, composant une œuvre absolument novatrice, consciente de venir après l’événement majeur de l’extermination des juifs d’Europe.
Paul Celan est mort à Paris le 20 avril 1970, après s’être jeté du pont Mirabeau.[/i]
fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Celan
Sur Ingeborg Bachmann :
Ingeborg Bachmann, poétesse et nouvelliste autrichienne(1926 - 1973).
[i]Après avoir commencé des études de droit, elle se consacre aux lettres et à la philosophie et obtient son doctorat de philosophie en 1950 avec une thèse intitulée : « La réception critique de la philosophie existentielle de Martin Heidegger.»
Comme beaucoup d’écrivains germanophones de l’immédiat après-guerre, elle commence sa carrière de poétesse à l’intérieur du Groupe 47. Elle reçoit du reste le prix du Groupe 47 pour son premier recueil de poèmes, Le délai consenti (Die Gestundete Zeit), en 1953.
Ses poèmes et pièces radiophoniques reçoivent à la fois un succès critique et un engouement du public, et lui assurent une grande renommée dans le monde germanophone. La session du Groupe 47 de 1958, dite Grossholzleute, voit l’émergence d’une frange féminine menée par Bachmann, Ilse Aichinger et d’autres auteures. Le Groupe 47 veut libérer les Hommes des mots salis par les Nazis, et les aider à écrire un nouveau monde. Il va servir aussi, se disent-elles, à nettoyer le langage des mots dont se servent les hommes pour parler des femmes en leur nom, et donc, usurper leur place - et taire leurs passions. C’est le début d’une tentative littéraire originale et révolutionnaire d’écrire l’Amour, que les femmes ressentent avec leurs mots à elles - non ceux fabriqués par des siècles d’auteurs masculins (voir sur ce thème la nouvelle de Bachmann, « Ondine », dans le recueil La trentième année : Das dreißigste Jahr).
Ce changement d’objectif « politique », de thématique littéraire, ainsi que le passage du poème à la nouvelle, vont briser le lien entre Bachmann et le public.[/i]