« Mes limites linguistiques sont les limites de mon univers. » Avec le recul, je réalise combien Ludwig Wittgenstein avait raison, surtout quand je me remémore la sensation d’analphabétisme que j’ai ressentie lors de mon premier séjour en Allemagne. Pour découvrir un pays étranger, il est important d’en maîtriser la langue.
À l’époque, mes connaissances de la langue allemande se limitaient aux salutations et autres formules basiques. Je me débrouillais à l’université, mais j’étais perdu dès que je posais un pied hors du campus. Je ne savais ni poser des questions, ni comprendre les réponses, que ce soit à l’oral ou à l’écrit. Les panneaux, les noms des magasins, les notices d’utilisation, tout me paraissait indéchiffrable.
Comme cette situation m’insupportait, j’ai commencé à suivre les cours d’allemand plus sérieusement. En effet, je suis convaincu que la langue reflète la psychologie d’un peuple. L’allemand, langue des philosophes, regorge de concepts et d’idées. Si l’on fait les choses à moitié, on s’expose à des surprises. Par exemple, j’ai longtemps été persuadé que le panneau Notausgang signifiait « sortie », alors qu’il indique en réalité l’issue de secours.
Je suis toujours ébahi de constater le nombre de substantifs existant en allemand. Sans parler du choc que j’ai subi en découvrant qu’on pouvait créer des mots kilométriques ! Enfant, je jouais souvent à découvrir le mot le plus long du monde. Aujourd’hui, j’ai acquis la certitude que la langue allemande jouait hors compétition dans ce domaine. En dérivant et en agglutinant les mots, on peut former un nouveau terme composé d’innombrables substantifs.
On entend souvent dire que l’anglais est la plus riche des langues en termes de vocabulaire, de nuances et de registres, mais l’allemand offre des possibilités infinies en matière de création lexicale.
Autre constat : la langue de Goethe est plus nominale que verbale. Parfois, il est quasiment impossible de comprendre ce qu’un Allemand veut dire avant qu’il ne termine sa phrase, c’est-à-dire avant qu’il ne daigne énoncer le verbe. Cela me rappelle l’hindi, ma langue maternelle, où le sens dépend essentiellement du dernier verbe. D’un point de vue grammatical, l’allemand et le sanscrit sont relativement proches. Cela se vérifie même pour la façon de compter : par exemple, « vingt-et-un » donne, littéralement, « un-et-vingt » en allemand, mais aussi en hindi. Quant aux interminables mots composés, on les rencontre également en sanscrit.
Quand on maîtrise suffisamment l’allemand, il est amusant de constater les différences linguistiques existant entre l’Est et l’Ouest, ou entre le Nord et le Sud. En outre, l’orthographe de nombreux mots fait débat, par exemple celle de Schifffahrt (« navigation »), à cause des trois « f ».
Mark Twain était conscient des origines de sa langue, l’anglais, et de sa parenté avec l’allemand. Selon une légende populaire (mais non avérée), il finit même par s’exprimer dans la langue de Goethe. On raconte aussi qu’en 1776, les Américains faillirent faire de l’allemand la langue officielle des États-Unis d’Amérique, à une voix près. Ce vote aurait eu lieu dans l’Independance Hall de Philadelphie, en Pennsylvanie, cœur de la communauté immigrée germanophone. Détail cocasse : toujours selon la légende, l’anglais aurait été choisi uniquement parce qu’un électeur clef était aux toilettes au moment du scrutin…
Le mot de la fin : mon prof d’allemand estime que le meilleur moyen d’apprendre la langue de Goethe, c’est d’avoir une petite amie allemande. Je lui donne entièrement raison !