L’homme qui s’est éteint hier à Bordeaux dans sa 92e année est un personnage du roman tragique de l’Europe en ruine des années 1940. Henri Salmide, naturalisé français en 1947, s’appelait Heinz Stahlschmidt lorsqu’il est arrivé dans Bordeaux occupé, en avril 1941. Un jeune soldat allemand de 21 ans parmi d’autres, convaincu qu’il reviendrait un jour à Dortmund, en Westphalie, pour exercer son métier d’installateur en sanitaires. Un appelé sans illusions, hostile au conflit et aux idéologies guerrières. Sur les quais de Bordeaux, on l’appelait « le petit Français ». Heinz Stahlschmidt croyait à la tolérance et aux arrangements.
Sous-officier mécanicien à Bassens, plus tard affecté à la carrière de Roque-de-Thau où des spécialistes venus d’Allemagne ajustaient en secret les mines sous-marines, c’est lui qui reçut l’ordre de préparer le minage des installations portuaires et des quais eux-mêmes. Un plan de sabotage quadrillé tous les 50 mètres, 10 kilomètres de quais condamnés de part et d’autre du pont de pierre…La place infernale…
Heinz Stahlschmidt ne comprit jamais pourquoi, la guerre perdue et la retraite en marche, l’ordre criminel de tout faire sauter avait été lancé. Artificier démineur au Spervaffen Kommando, sa mission visait, dans un premier temps, à rassembler dans le blockhaus de la rue Raze plus de 4 000 amorces préconçues, les munitions, les mèches et les détonateurs sans lesquels l’exécution du plan était impossible. À cet « endroit désespérant » où les résistants se déchirèrent, sur « cette place infernale de Bordeaux », selon les propres mots de Jacques Chaban-Delmas, le soldat Heinz se retrouva sans aide au soir du 22 août 1944. Après avoir vainement espéré l’équipe qu’il sollicitait depuis plusieurs jours, il entreprit seul de faire sauter, vers 20 heures, le bâtiment rempli jusqu’à la gueule.
Traqué par la police et la Gestapo, il fut alors mis sous la protection de la famille Moga, dont la charcuterie du cours de l’Yser abritait le siège des FFI de la Gironde. Devenu traître aux yeux de l’Allemagne d’après-guerre, terriblement meurtri par sa perte d’identité et le mépris dans lequel il fut tenu en France, rongé par la douleur de n’avoir jamais revu sa mère, Alma, Henri Salmide exprimait parfois de manière abrupte des mots qui décontenançaient l’interlocuteur. La douleur avait bloqué le compteur à 1938, dans le pays en crise de son enfance heureuse, avant le désastre. Il continuait de rêver d’un monde perdu où la guerre n’aurait jamais eu lieu.
Henri Salmide fut décoré par Chaban-Delmas le 19 mai 1995, cinquante et un ans après les faits, de la médaille de la Ville de Bordeaux. Soutenu par son parrain, Adrien Tisné, ancien président de l’Union girondine des anciens combattants, il reçut la Légion d’honneur le 7 décembre 2000, des mains du préfet Christian Frémont, en l’absence des figures politiques de Bordeaux et du département. Nous l’avions accompagné en avril 2001 à Dortmund, où il n’était jamais revenu, aux sources de sa vie, alors qu’il honorait l’invitation du comité antifasciste Steinwache. Debout dans le vent glacé du cimetière de Kirchderne, sur la tombe de ses parents, la Légion d’honneur accrochée au coeur, il pleurait.