Partenaires commerciaux, couple leader de l’Europe, Français et Allemands ont parfois bien du mal à travailler ensemble. Il faut dire qu’ils n’ont ni le même sens de la communication ni le même rapport au travail et à l’autorité. Exemples
Une salle de séminaire dans un petit hôtel coquet, niché au pied d’une grande ville d’Europe. Répartis en deux tables, une dizaine de salariés, des Français et des Allemands travaillant dans la même entreprise, cogitent. Les Français doivent répondre à la question: «Qu’est-ce que vous ne supportez pas chez les Allemands?» «Qu’est-ce qui vous énerve particulièrement chez les Français?» a-t-on demandé aux Allemands. Objectif: faire la liste par écrit de toutes les irritations ressenties par les uns et les autres pour mieux les analyser. A la table française, les réponses fusent et la personne qui les transcrit a du mal à suivre: «Les Allemands ne regardent jamais dans le bureau de l’autre!»; «Ils suivent toujours la même idée sans réfléchir, ça m’énerve!»; «Ils sont étroits d’esprit!». Le greffier relève la tête: «On ne peut pas dire ça, tout de même, c’est insultant, non?» Et son interlocuteur de répondre: «Peut-être, mais c’est vrai: ils travaillent tous dans leur petite boîte.» A la table allemande, l’animation marque un cran de moins, mais les reproches sont tout aussi sévères. Une jeune femme s’impatiente: «Les Français ne décident jamais rien en réunion, ils le font au café, dans les couloirs ou au dîner. Et quand tu crois avoir enfin une décision entre les mains, tu reçois un papier qui t’annonce que tout a complètement changé! Moi, ça me rend malade.» L’ambiance n’est pourtant pas à couteaux tirés dans cette salle de réunion, au contraire, l’exercice fait sourire les participants et ce séminaire interculturel se déroule de façon très conviviale. En outre, l’entreprise en question, qui a envoyé là une partie de ses salariés, serait plutôt un exemple de fusion franco-allemande réussie. Ce qui n’empêche pas, derrière le ton de la plaisanterie, des sensibilités à fleur de peau. Depuis peu, par exemple, Brigitte a un nouveau chef. Allemand. Et si elle relativise ses difficultés, elle ne cache pas ses inquiétudes. «Mon ancien patron, un Français, laissait systématiquement la porte de son bureau ouverte. Le nouveau fait visiblement des efforts pour ne pas fermer la sienne, et il s’est mis à nous faire la bise, constate-t-elle. Cela me rassure de voir qu’il y met du sien pour que tout se passe bien. Mais j’ai la sensation qu’il n’y a pas de garde-fou, que tout repose sur la bonne volonté des uns et des autres et que les rapports de force entre Français et Allemands pourraient facilement dégénérer. Nous avons besoin d’être rassurés en permanence.»
Parfois, la crainte d’être «mangé» par l’autre peut même conduire au dérapage mal contrôlé. Ainsi, ce salarié allemand qui, à l’occasion d’un conflit avec un collègue français, s’est vu reprocher le passé nazi de son pays. «C’est la première fois que cela m’arrivait, raconte-t-il, encore tout retourné. Je n’en ai plus dormi car je me suis demandé ce que j’avais fait pour me prendre une telle remarque dans la figure.» Bref, apparemment, lorsque Français et Allemands travaillent ensemble, c’est toujours toute une Histoire… «Plus que les autres, la relation franco-allemande est très chargée émotionnellement et c’est pourquoi on a tant besoin de la ritualiser au niveau politique, analyse l’universitaire Jacques Pateau, spécialisé dans le management interculturel et organisateur du séminaire (1).
Français et Allemands se sentent une responsabilité par rapport au passé. Conséquence: lorsque quelque chose ne marche pas entre eux, ils ont davantage tendance à culpabiliser.» Et à se taire. Ne jamais évoquer en public la moindre difficulté entre les Gaulois frondeurs et les Germains envahisseurs semble être la règle d’or des entreprises concernées: né il y a trois ans de la fusion du français Rhône-Poulenc et de l’allemand Hœchst, Aventis, groupe international de la pharmacie, affirme avoir dépassé depuis longtemps le stade des difficultés franco-allemandes et ne plus en faire un fromage! Restructuré il y a deux ans en firme transeuropéenne intégrant quatre pays, Airbus tient à peu près le même langage. Dans les couloirs des deux sociétés, on entend pourtant un discours moins lénifiant: «Situation parfois intenable», confie quelqu’un d’Aventis, «une tension insupportable, surtout lors de la restructuration, qui a provoqué de nombreux départs», renchérit quelqu’un d’Airbus. «Dans la bibliothèque rose du franco-allemand, on trouve encore quelques séries noires», reconnaît ce manager du géant européen de l’aéronautique EADS - résultat de la fusion du français Aerospatiale-Matra, de l’allemand Dasa et de l’espagnol Casa - tout en précisant que son groupe «a fait un chemin considérable car, au début, pour certains responsables français, les Allemands étaient vraiment des Martiens!».
Complexe de supériorité
Au sein des PME, même crainte de parler. Un cadre allemand parachuté au fin fond d’une province française pour faire repartir la filiale tricolore de sa société exige l’anonymat, parce qu’il risquerait le licenciement si on le reconnaissait, dit-il. Un salarié français travaillant en Allemagne ne veut pas non plus voir son nom apparaître pour ne pas avoir à affronter l’ire de ses collègues… Bref, après s’être fait régulièrement la guerre au cours des siècles, les cousins germains ont bien quitté le champ de mines, mais continuent visiblement de marcher sur des œufs. Alors que chacun est devenu aujourd’hui le principal partenaire commercial de l’autre, la relation serait-elle plus difficile qu’entre d’autres peuples d’Europe? «Oui, sans hésitation, répond André Moog, directeur d’un cabinet de chasseurs de têtes spécialisé pour entreprises franco-allemandes. Car nous sommes en présence de deux grands pays, leaders européens, convaincus de la richesse de leur culture et de leurs traditions, et qui sont donc persuadés d’avoir raison. Cela donne aux deux peuples un complexe de supériorité qui se porte, pour les Français, sur leur intelligence et leur sensibilité et, pour les Allemands, peuple de fabricants, sur leurs capacités de techniciens.» Résultat: si elle compte nombre de succès, l’histoire des coopérations économiques entre la France et l’Allemagne est aussi pavée d’échecs plus ou moins spectaculaires.
La mode n’étant plus à la fusion aujourd’hui, les nombreux dossiers qui ont alimenté la chronique des collaborations avortées datent de la fin des années 1990: les Bourses de Francfort et de Paris n’ont jamais réussi à s’entendre; la Dresdner Bank et la BNP ont fini par «détricoter leur coopération» - elles se sont redistribué des filiales communes; les géants de la sidérurgie tels Usinor et Thyssen Krupp n’ont rêvé à la fusion que le temps d’un été, sans parler des deux ruptures retentissantes de France Télécom en Allemagne, avec Mobilcom récemment et avec Deutsche Telekom en 1999. A l’époque, André Moog avait assisté en observateur aux rencontres préliminaires entre les deux géants des télécommunications de part et d’autre du Rhin: «Dès le départ, le clash était programmé, se souvient-il. A la première réunion, les Allemands sont arrivés à 20, comme ils ont l’habitude de le faire, chaque expert étant seul habilité à parler pour sa spécialité. En face, cinq ou six Français qui se sont sentis en minorité et qui, à la réunion suivante, ont débarqué à 25. Très peu d’entre eux parlaient la langue de l’autre, cela a donné un brouhaha terrible. Comme les objectifs n’avaient pas été clairement définis au départ, les incompréhensions se sont accumulées. Ensuite, cela a dégénéré en querelles de personnes.» Peut-être eût-il fallu faire une mise au point rudimentaire avant de commencer: au-delà des raisons politiques, économiques ou stratégiques qui ont pu faire échouer certaines de leurs collaborations, Allemands et Français ne fonctionnent tout simplement pas de la même façon. Tentons de brosser grossièrement un petit traité comparatif de ces «cousins par alliance» (2), en précisant bien qu’il ne s’agit que de généralités.
Grand A: la communication.
Lorsqu’il a quelque chose à dire, Otto le dit, Jean aurait plutôt tendance à le suggérer, après avoir éventuellement quelque peu tourné autour du pot. Avocat français du cabinet CMS travaillant à Berlin, Hugues Lainé se souvient par exemple d’une séance de négociations entre deux PME qui voulaient fusionner: «Les Français n’ont abordé la question de certains coûts d’intégration, suscités par cette fusion, que de façon détournée. En face, les Allemands n’ont pas perçu le message, puisque le problème n’était pas formellement posé, et n’ont donc pas réagi. Du coup, les Français sont repartis persuadés que leurs partenaires acceptaient implicitement de payer. Mais, plus tard, les Allemands ont été choqués de recevoir la facture: ils ont pensé qu’on voulait leur forcer la main alors qu’ils n’avaient jamais accepté quoi que ce soit. Inutile de vous expliquer que les uns et les autres se sont sentis trahis par la partie adverse.»
La communication en Allemagne est donc explicite: un problème n’existe que s’il est exprimé. Et, lorsqu’il se pose, on le dissèque jusque dans ses moindres détails, avec moult explications, chiffres ou rappels historiques si nécessaire. C’est l’exigence de clarté qu’impose cette «culture du technicien» dans un pays qui se prosternerait volontiers devant l’«Expert» de la «Spécialité». D’où ces piles de dossiers et de papiers qu’apporte n’importe quel Allemand à n’importe quelle réunion, et l’impression qu’il donne à ses interlocuteurs de débarquer aux commandes d’un bulldozer… Car les Français, eux, font dans l’implicite: ils n’aiment rien tant que la jolie formule du généraliste, qui répugne, justement, à entrer dans le détail, le recours au «second degré» (une expression qui n’existe pas en allemand), bref, l’exercice de style qui va séduire l’interlocuteur pour mieux faire passer le message. «En France, on cherche à éviter de “se faire mal voir”, commente Jacques Pateau, on fonctionne avec une communication qui privilégie un contexte fort: le message est aussi important que la façon dont on l’exprime, quitte à ce qu’il perde en clarté. On préfère éviter les répétitions plutôt que d’appeler un chat un chat.» Résultat: face à un Français, le Germain pur jus a souvent l’impression de voir virevolter devant lui un joli papillon et se demande, un peu dérouté, ce qu’il a bien voulu dire… «Les Français n’ont pas l’habitude de s’exprimer clairement, précise Kristian, ce cadre allemand qui a tenté de redresser la filiale tricolore de son groupe. Lorsqu’ils transmettent une information, c’est souvent avec beaucoup de sentiment ou d’affect. J’ai mis du temps avant de pouvoir faire le tri entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas.»
C’est notre grand B: le feeling, la personne et l’objet
Au travail, Otto, qui dit ce qu’il pense, se concentre en effet sur l’objet à produire ou la tâche à effectuer. En général, sa personne ou sa vie privée passent au second plan et une critique d’ordre professionnel ne le met pas en cause personnellement. «J’ai joué les interprètes, un jour, entre des ingénieurs français et allemands du secteur du bâtiment, raconte l’employé d’un bureau d’architectes. Les Allemands étaient mécontents de la façon dont les Français avaient préparé le dossier. Le ton est monté très vite et très fort. A la fin de la réunion, les Allemands ont proposé presque amicalement d’aller prendre une bière. Pour eux, l’incident était clos. Alors que les Français étaient toujours tétanisés. Ils n’en revenaient pas qu’on passe si vite d’un registre à l’autre.» Car Jean, lui, ne fonctionne pas aussi clairement sur cette distinction entre vie professionnelle et vécu personnel. Ainsi, s’il évoque un collègue ou un supérieur en assurant: «C’est un bon», il sous-entend souvent qu’en outre «c’est un mec sympa».
Du coup, la sensibilité de notre Français type peut être heurtée par cet Allemand de base qui ne cherche pas à arrondir les angles - cette forme de séduction entre personnes ne fait pas partie des priorités du jeu social outre-Rhin. «Sur le lieu de travail, la convivialité en Allemagne se résume souvent à dire bonjour, ironise ainsi ce salarié français installé depuis longtemps à Berlin. J’avoue avoir encore du mal à m’habituer à ces rapports professionnels qui me semblent toujours un peu distants. Mes collègues sentent aussi la différence: à l’arbre de Noël de mon entreprise, l’un d’eux a prononcé un discours et a parlé de moi en plaisantant: “Vous savez, ce Français qui sourit toujours dans les couloirs! ”» Mettre du cœur à l’ouvrage n’est donc pas forcément un signe de motivation pour les Allemands, l’engagement personnel d’un salarié s’exprimant plutôt dans son souci de s’en tenir à la rigueur des chiffres et des faits. Ainsi, lorsque Aventis a demandé à ses équipes de concevoir une brochure présentant la nouvelle société, le projet allemand, sur papier glacé bleu et blanc, était illustré de vues de paysages ou de bâtiments. Les Français, eux, ont proposé une brochure colorée, avec de nombreuses photos d’enfants…
Mais revenons à notre hôtel coquet niché dans la banlieue rurale d’une grande ville européenne, pour aborder le grand C de notre exposé: le rapport à l’autorité. Revoilà Jacques Pateau, qui raconte une anecdote aux participants de son séminaire interculturel. Au sortir d’une conférence, le patron de la firme allemande qui l’avait invité offre de le raccompagner en voiture à l’aéroport. Lorsque les deux hommes arrivent devant le véhicule de fonction, le chauffeur (allemand) accueille son chef avec tous les égards et le gratifie d’un incontournable «Herr Doktor». Naturellement, le Français sourit par- devers lui de cette déference «typisch deutsch». Mais quelques instants plus tard la voiture se trouve prise dans les embouteillages et le PDG demande gentiment à son chauffeur s’il ne pourrait pas choisir un autre chemin. Celui-ci répond alors d’un ton rogue: «Ecoutez, pour tout ce qui se passe dans cette voiture, c’est moi qui décide!» On peut imaginer qu’un patron français, furieux d’une telle effronterie, aurait eu l’idée de licencier son chauffeur, sinon sur-le-champ, du moins dès son retour à l’aéroport. Rien de tel pour le conducteur «insolent», précise Jacques Pateau, qui évoque alors l’organisation du travail en Allemagne: une segmentation des tâches qui assigne une fonction bien définie à chacun et lui reconnaît bien vite des compétences d’expert dans son domaine. «Les Allemands travaillent, certes, dans des “petites boîtes”, mais les Français ne voient pas toujours qu’à l’intérieur de chacune ils disposent d’une très grande autonomie», précise-t-il. Si l’on osait remonter les siècles rapidement, peut-être trouverait-on une explication historique à cette forme d’organisation sociale. Car on verrait sans doute, parmi les ancêtres d’Otto, ces luthériens qui ont rompu avec la lointaine hiérarchie romaine pour s’attribuer une autorité morale devant Dieu. Ou ces grands électeurs qui déléguaient leur pouvoir à l’empereur en votant pour lui. «Lorsqu’on élit un chef pour qu’il fasse son devoir, on s’identifie à l’autorité, conclut le professeur. En Allemagne, pour des raisons religieuses ou politiques, l’autorité est souvent intériorisée.» Un Allemand qui refuse de traverser une rue déserte parce que le feu lui interdit de le faire n’est donc pas forcément bête et discipliné, il se sent aussi coresponsable des règlements qui régissent la communauté. Un acte de civisme en quelque sorte…
Et qui sont les ancêtres de Jean? «Des petits marquis poudrés», pour reprendre l’expression ironique d’un observateur des relations franco-allemandes, des aristocrates passant le plus clair de leur temps à faire la cour au roi de la «grande nation». Pour plaire au chef et obtenir de lui une oreille attentive, il conviendra donc de le séduire par une formule spirituelle ou une brillante note de synthèse. Mais, Révolution oblige, le courtisan français est aussi un rebelle à l’autorité. Il entretiendrait donc une relation complexe au pouvoir, mélange de séduction et de contestation: se faire bien voir de son supérieur n’exclut pas de remettre régulièrement en question ses décisions. Du coup, lorsque des Français et des Allemands doivent prendre une décision commune et s’y tenir, cela relève de la quadrature du cercle. «Lorsque je suis devenu le patron de l’entreprise française que je devais remettre à flot, j’ai fonctionné à l’allemande, se souvient Kristian. J’ai d’abord cherché à susciter la participation des salariés et l’on m’a dit: ‘‘Tu es trop gentil.” Ensuite, comme personne n’avait proposé quoi que ce soit, j’ai décidé tout seul, sans revenir en arrière. Et là, on m’a dit: “Tu es trop directif.” En France, les critiques arrivent toujours après coup.» Alors qu’outre-Rhin elles s’expriment avant, au cours de la phase qui précède la décision - une période, du reste, beaucoup plus longue en Allemagne qu’en France. Mais, une fois la décision prise, seul un tremblement de terre échelon 9 pourrait la remettre en question…
«Quelque part, ça doit marcher!»
Au quotidien, il faut donc une bonne dose de distance et de philosophie aux Français et aux Allemands pour travailler ensemble. Et un brin d’humour, parfois, pour détendre l’atmosphère. «Lorsque j’appelle mes interlocuteurs français, je fais bien attention à ne pas les bombarder immédiatement de chiffres ou de questions, je demande quel temps il fait et comment vont les enfants, rigole Wolfgang, un ingénieur qui a un stage interculturel et quelques années de collaboration franco-allemande derrière lui. J’ai appris avec le temps que les Français fonctionnent différemment et ne me veulent pas de mal pour autant. Même si, de mon point de vue, une réunion n’a rien donné, je me dis qu’ils ont quand même réussi à construire le Concorde et le TGV. Alors, quelque part, ça doit marcher!» Christine, elle, sort pensive de son séminaire. «Finalement, nous, les Français, on ne leur facilite pas la tâche, aux Allemands. On ne serait pas un peu compliqués?»
(1) Une étrange alchimie. La dimension interculturelle dans la coopération franco-allemande, de Jacques Pateau. Ed. Cirac.
(2) Cousins par alliance, les Allemands en notre miroir, de Béatrice Durand. Ed. Autrement. Une étude passionnante sur les différences au quotidien entre les Français et les Allemands.
Source : www.lexpress.fr