Oradour-sur-Glane, le village hanté par ses vieux démons
L’arrestation de six anciens SS secoue le village martyr. Et la mémoire de Robert Hébras, l’un des deux derniers rescapés
Il s’en est bien fallu quelques-uns pour oser y voir une manipulation politicienne. La semaine passée, à l’heure où Sarkozy et Merkel devaient presque s’excuser de ne pas trop se faire la guéguerre, ces fâcheux n’ont ainsi pas manqué de trouver « étrange » que l’on révèle l’interpellation concomitante de six anciens nazis soupçonnés d’avoir participé au massacre d’Oradour-sur-Glane, en Haute-Vienne.
À ces piliers de la germanophobie de comptoir, Robert Hébras pourrait faire la leçon. « Ce ne sont que des comparaisons, des mots, mais ils m’ont d’autant plus choqué que je ne crois pas à un relent anti-allemand parmi la population française. » Parce que même lui, finalement, les Allemands, il les aime bien. Ces Allemands qui auront juste brûlé sa mère, sa petite sœur et 640 autres villageois avant de le laisser à son tour pour mort sous les cadavres de ses camarades par un bel après-midi de juin 1944. Des six miraculés de la grange Laudy, deux seuls cette fois respirent encore. « J’allais avoir 20 ans, et au début j’ai rêvé d’en tuer le plus possible. Désormais, je vais tous les ans à Nuremberg, et il m’arrive aussi de visiter un ancien soldat de la Wehrmacht retiré en Bretagne. Ma haine, j’ai eu le temps de la guérir. Ça ne veut pas dire que je comprends, ni que je pardonne, mais j’ai su ouvrir les yeux sur ce peuple qui n’est plus le même aujourd’hui qu’il y a soixante-sept ans. D’ailleurs quand de jeunes Allemands me croisent, ce sont eux les plus gênés. »
Un coup de théâtre
Affaire que l’on croyait a priori classée à perpétuité (lire ci-dessous), Oradour vient donc de se rappeler soudainement au triste souvenir de celui qui ressuscita du plus grand massacre de civils organisé en France par les armées hitlériennes. Soudainement et violemment. « Ces perquisitions menées par la police allemande sont une très grande surprise pour moi. Bonne, je ne sais pas encore… Ce n’est jamais avec joie que l’on reparle de ça. »
Car si Oradour ne fut en France qu’un crime de guerre prescrit au terme des trente années réglementaires, il reste en revanche pour les Allemands inscrits au patrimoine mondial du crime contre l’humanité. « Comme tout le monde, j’ignorais que les investigations avaient été relancées. La dernière fois que j’ai eu des nouvelles de l’enquête, c’était en 1983, à Berlin, lorsque j’ai été cité comme témoin au procès de l’officier SS Heinz Barth. »
Procès aussi bâclé et frustrant que la parodie de justice organisée trente ans plus tôt à Bordeaux. Robert Hébras s’en était alors retourné résigné dans ce village maudit que jamais pourtant il n’a songé quitter. « Après la Libération, l’État a laissé filer les responsables pour ne pas mettre en péril la réconciliation nationale, quitte à sacrifier au passage un bourg inconnu du centre de la France. Souvenons-nous que 21 des 28 accusés étaient des malgré-nous, ces Alsaciens incorporés dans la SS. »
Pour bien tardif qu’il soit, cet improbable rebondissement bouleverse malgré tout bien au-delà d’Oradour depuis mardi dernier. Au lendemain de la révélation des faits par le procureur de Dortmund, Robert Hébras s’est alors une nouvelle fois risqué au parcours du combattant de la mémoire à travers les ruines figées de sa jeunesse. À l’heure où l’on convoque des cellules psychologiques parfois au moindre ongle cassé, le vieil homme de 85 ans n’a lui jamais eu l’illusion de pouvoir renier son passé. À quoi bon d’ailleurs faire son deuil, lorsque l’évocation de celui-ci permet peut-être d’en éviter d’autres.
« Je reviens parfois en hiver ici, lorsqu’il n’y a pas trop de visiteurs. Mais quand je ferme les yeux, je revois surtout mon village d’avant le carnage. Et mes copains. Je ne sais pas si ma vie aurait été différente sans ce drame, en revanche, je me demande souvent ce qu’eux seraient devenus. Lui qui était intelligent, aurait-il été médecin ou avocat ? Et celui-là, serait-il mort d’un cancer ? Ma petite sœur aurait-elle eu un mari ? Moi, je n’ai rien fait pour rester en vie, ce sont leurs corps qui m’ont protégé des balles. »
De sa maison, comme de toutes les autres, les nazis ne lui ont laissé que des images. « Avant que la tempête de 1999 ne le recouvre de pierres, on apercevait encore un peu du fer forgé de mon lit. Les rares autres reliques ont été pillées au fil des ans par les touristes. Je ne comprends pas comment ils font pour vivre avec ça dans leur salon. Certains ont même volé jusque dans cette église où le sol porte encore les traces de sang et de gras de nos familles. »
Habitué à croiser des soldats allemands dans les rues de Limoges, le jeune Robert Hébras aura pourtant rassuré ses amis jusqu’à ce que les balles ne les déchiquettent le 10 juin 1944 à 15 heures. « Ça vous paraîtra sans doute invraisemblable, mais à aucun moment je n’ai pensé qu’ils allaient nous tuer. J’étais serein. »
« Qu’ils parlent enfin… »
Sauf qu’Oradour n’eut rien d’une hécatombe improvisée par des nazis la bave aux lèvres sur le chemin de leur Normandie perdue. Froid et prémédité, le massacre reste pourtant aujourd’hui encore un mystère. « Voilà pourquoi j’aimerais que ces six anciens SS que l’on vient d’identifier retrouvent enfin la parole. Peut-être ne seront-ils jamais jugés, peut-être étaient-ils trop jeunes pour avoir donné des ordres, mais au moins qu’ils expliquent. Je ne m’abaisserai jamais à les supplier, mais je veux que ces types me disent quel était leur état d’esprit ce jour-là. Car cette 3e compagnie du régiment Der Führer, ils ne l’ont pas désertée. »
Et puis, soudain, Robert se met à rire un peu nerveusement. « Pardon, c’est idiot, mais quand je parle de cette 3e compagnie, je ne peux m’empêcher de penser à la septième compagnie, le film de Robert Lamoureux. » Et puis il s’est mis à pleurer.