Chez France Télécom, « on me crucifiait tous les jours »
Chez France Télécom, « on me crucifiait tous les jours »
LEMONDE.FR | 01.10.10 | 07h41 • Mis à jour le 01.10.10 | 13h44
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Une descente aux enfers. C’est ainsi que Vincent Talaouit, 38 ans, a vécu ses six dernières années comme cadre chez France Télécom. S’il est loin d’être un cas isolé, il a bien failli y passer. Dans un livre édifiant, intitulé Ils ont failli me tuer (Flammarion), cet ingénieur témoigne des pressions psychologiques, au départ insidieuses, puis totalement assumées et démesurées, qu’il a subies de la part de sa hiérarchie.
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Son histoire commence en 1996, lorsqu’il est embauché à la sortie d’une école d’ingénieurs par une filiale de France Télécom. Le brillant diplômé grimpe rapidement les échelons, est recruté en 2000 par France Télécom Mobile, avant de rejoindre deux ans plus tard le centre d’innovation du groupe. Les projets de recherche et développement qu’il se voit confier le passionnent. Il ne compte pas ses heures, au point de négliger sa vie privée – et de voir sa compagne le quitter.
CINQ CASES POUR TRENTE EMPLOYÉS
Tout bascule en 2004, avec l’arrivée d’un nouveau directeur technique au centre d’innovation, qui brise son ascension, ses espoirs, jusqu’à sa vie. « Le processus d’anéantissement s’est déroulé en trois étapes : déstabilisation, isolement et destruction », raconte Vincent Talaouit. La déstabilisation a duré deux ans. Chaque semaine, le directeur conviait son équipe à une réunion hebdomadaire pour présenter un nouvel organigramme d’un genre un peu particulier. « Dans le cadre d’une réorganisation des services, il nous montrait sur quels projets étaient affectés les membres de l’équipe mais sans indiquer leurs noms. Or, les organigrammes ne contenaient que cinq cases alors que nous étions trente dans le service. Nous nous demandions constamment qui allait sauter », précise l’ingénieur.
L’objectif poursuivi était clair : répondre aux engagements de l’ancien PDG, Didier Lombard, de pousser hors de l’entreprise 22 000 personnes entre 2004 et 2007, à défaut de pouvoir mettre en œuvre un plan social dans un groupe où 70 % des 100 000 salariés ont un statut de fonctionnaire. La technique fonctionne puisque vingt-cinq personnes finissent par quitter d’elles-mêmes l’équipe. Vincent Talaouit reste.
DE L’ISOLEMENT À LA DESTRUCTION
Débute alors l’isolement. En deux ans, l’ingénieur recevra pas moins de quarante lettres recommandées de la direction des ressources humaines lui indiquant qu’il n’avait plus d’emploi et devait en trouver un autre. « Je ne comprenais pas puisque je continuais à travailler avec mon équipe sur mes projets de recherche et développement et à toucher ma paye tous les mois, mon contrat de travail restant inchangé », poursuit-il. Il doit aussi participer à un stage de « reformatage du disque dur », selon l’intitulé choisi par sa hiérarchie, pour l’accompagner dans la mutation, et se voit convoqué à une vingtaine d’entretiens avec une DRH lui enjoignant de « cesser d’être dans le déni » et de « faire le deuil » de son poste.
La suppression de son poste finit par survenir. Du jour au lendemain, le directeur de Vincent Talaouit lui adresse un courrier lui ordonnant de cesser ses partenariats avec les laboratoires étrangers, pourtant au cœur de son activité. « Il ne m’a pas proposé un autre poste. Je l’ai questionné sur cette situation pour le moins absurde dans une quinzaine de lettres, en vain. Et je ne pouvais le contacter directement puisque nous le voyions seulement par visio-conférence, lors de réunions collectives. » Pendant de longs mois, le cadre traverse tous les jours l’open-space, sous le regard de ses collègues, pour s’installer à un bureau où il n’a plus de travail.
Enfin, 2007 est l’année de la destruction. L’entreprise organise un déménagement pour regrouper ses salariés sur son site d’Issy-les-Moulineaux, en banlieue parisienne. Les affaires de Vincent Talaouit sont transférées, comme celles de ses collègues. Mais lorsqu’il se présente à son nouveau bureau, on lui apprend qu’il « ne fait pas partie du personnel » : « Pendant quatre mois, je me suis tous les jours rendu à mon ancien bureau – que l’on me demandait de quitter pour cause de travaux –, à mon nouveau – d’où l’on me refoulait –, et au siège du groupe – pour plaider ma cause sans succès. » Vincent Talaouit prévient alors l’inspection du travail, qui se joint à sa cause et porte plainte contre France Télécom.
SOUTIEN PSYCHOLOGIQUE
Ce maigre succès ne sera pas suffisant. La pression aura raison du cadre, qui enchaîne les arrêts maladie. Au quatrième congé en trois mois, son médecin l’oblige à consulter une psychiatre. « A raison d’un à deux rendez-vous par semaine, et un traitement à base d’anti-dépresseurs, d’anxiolytiques et de somnifères, j’ai évité le suicide. Je ne suis pas passé loin », confie-t-il. Depuis décembre 2007, Vincent Talaouit, toujours suivi et sous traitement, n’a pas repris le travail. Il n’a aucune idée de son avenir. Si ce n’est attendre les résultats des quatre procédures judiciaires qu’il a entamées à l’encontre de son employeur.
« Le pire, c’est qu’on m’a proposé de participer à ces méthodes de management », avoue-t-il. En 2007, il est en effet sélectionné, avec quatre mille autres cadres, pour faire partie des top-managers chargés d’appliquer les différents plans de réorganisation de l’entreprise, parmi lesquels le programme « It’s time to move » (« Il est temps de bouger ») prévoyant que les cadres changent de poste ou de zone géographique tous les trois ans. On lui apprend les différentes méthodes pour pousser les salariés à bout. « Je ne peux m’empêcher de songer alors à ce que je subis parallèlement : beaucoup de ceux qui sont au-dessus de moi me crucifient tous les jours, écrit-il. Le disque tourne encore dans ma tête : ‹ Pourquoi vous ne partez pas ? › C’est cela qu’on attend de moi ? Que je fasse vivre à mon tour un enfer à des collaborateurs afin qu’ils choisissent d’eux-mêmes de partir ? » Vincent Talaouit ne deviendra donc pas manager. Au prix de sa santé.
Audrey Garric