Fondamentalement, le problème n’est pas vraiment l’organisation de l’enseignement des langues ou du reste mais le rapport irrationnel que les générations des parents et des élèves respectivement entretiennent avec les diverses langues et les différentes matières en général. L’imbécillité la plus criante n’est pas tant de savoir si commencer une langue un an plus tôt ou plus tard est plus égalitaire ou pas, mais le refus de poser le problème des motivations de choix indépendamment de la façon dont l’administration organise ce choix.
Ce qui me fascine, en France, c’est que tout le monde apprend l’espagnol avec un discours toujours exactement identique d’enthousiasme béat alors qu’ au bout du compte, personne ne parle vraiment espagnol dans le pays. Ma génération a aussi beaucoup délaissé l’allemand et l’italien (assez fort en Rhône-Alpes) pour l’espagnol, et je vous mets au défit de trouver un ancien élève de ces classes de seconde langue avec qui papoter en espagnol dans ma génération ou dans celles qui ont suivi. Vous finirez par tomber sur un passionné d’espagnol comme il y a des passionnés de japonais ou de russe, mais rien ne correspondant à la déclaration d’amour collective à l’Espagne qu’on nous sert depuis 30 ans.
Donc franchement, je ne vois pas trop pourquoi on s’emmerderait à câliner des Français qui ne veulent pas apprendre de langue du tout, quelle qu’elle soit ! Si les jeunes sont plus ouverts à l’anglais, ce n’est pas parce que c’est une langue étrangère comme ceci ou comme cela, c’est uniquement - et c’est là le cœur de ma théorie - parce que comprendre l’anglais est valorisant dans une culture populaire du divertissement commercialisée totale. Ce n’est pas la langue qui importe, c’est la valorisation statutaire, comme une vulgaire voiture, une marque de fringue ou une grosse queue. Je suis d’autant plus catégorique que j’affirme avec force que ce qui compte, c’est le profit immédiat, pas le profit différé. Bref, l’âge mental considéré comme normal pour des ados est de nos jours env. 5 ans, quand les enfants sont incapables d’attendre leur anniversaire ou noël pour leurs cadeaux. La valorisation immédiate par le simple fait de faire de l’anglais est suffisante pour rendre tout le monde heureux indépendamment de la maitrise réelle de la langue qui de toute façon se sera mesurable que dans un avenir à moyen terme, donc totalement absent du champs de perception (Wahrnehmungsfeld) desdits jeunes gens. Et ils sont très heureux comme ça, comme quand ils ont le dernier gadget Apple ou les derniers sneakers à la mode.
Le fonds du problème, c’est que les Français ne veulent pas parler d’autres langues. Les Anglais et les Américains non plus, d’ailleurs, les Japonais et les Russes étant guère mieux. Je ne vois pas en quoi cette ineptie partagée par un peuple tout entier devrait être combattue car on ne peut pas sauver les gens malgré eux. En Alsace, l’équation est simple : un Alsacien monolingue est un Alsacien nettement plus facilement au chômage. Et bien même ça ne suffit pas pour qu’ils se bougent le cul. Du coup, la fin de l’hypocrisie sur l’allemand comme sur les autres langues en France me semble avoir le mérite de la lucidité : si l’allemand ne pouvait être sauvé numérairement qu’en se fondant sur le mythe de la concurrence scolaire, je trouve qu’il vaut mieux sauver l’allemand de ce délire et que les dix derniers français qui l’apprennent le fasse pour des raisons plus nobles.
C’est pourquoi il ne faut pas non plus se faire d’illusion sur l’espagnol, qui n’est choisi que pour son double capital vacances : on apprend un peu sans se fatiguer et en plus, on a droit à des vidéos et des textes sur de jolis endroits pour l’été. C’est la double paresse qui fait choisir l’espagnol et personne n’aime en fait l’espagnol plus que l’allemand ou l’estonien en tant que langue. Idem pour le chinois, cette langue censée assurer aux élèves des classes pur bourgeois zéro prolo zéro immigré… vous croyez vraiment que c’est la langue chinoise qui les intéresse ? Vous avez bien suivi, n’est-ce pas, donc vous savez maintenant que même dans les classes d’anglais, personne n’est là pour les compétences linguistiques au sens académique mais uniquement pour des facteurs socio-valorisants extérieur à la langue alors que c’est encore la langue qu’un bon nombre baragouine mal mais baragouine quand même… alors pour les autres langues, vous me permettrez d’ajouter le mépris à ma lucidité.